La robustesse en action : gouvernance, business models, métiers
- Fiona Kornalewski
- il y a 3 jours
- 21 min de lecture
Cet article est une retranscription adaptée notre webinaire du jeudi 13 novembre. 3 entrepreneurs sont venu(e)s échanger sur leurs sujets :
Maud Sarda, co-fondatrice de Label Emmaüs et des Licoornes
Rodolphe Landemaine, fondateur de Maison Landemaine, Land&Monkeys et YUMGO
Emmanuel Druon, dirigeant de Pocheco
Ils et elle sont venus nous partager les actions robustes mises en place dans leurs organisations respectives.
Pierre-Alix Lloret-Bavai : Emmanuel, on pourrait dire que sur le papier Pocheco n’a pas l’air d’être une entreprise écologique. Pour autant, vous avez réalisé une transformation impressionnante. Peux-tu nous raconter cette transformation ?
Emmanuel Druon : Pocheco, depuis 1928, fabrique des enveloppes. On utilise donc du papier, mais le papier n’a pas toujours bonne réputation.
Nous sommes donc allés voir comment ça se passait dans les forêt en allant rencontrer des forestiers.
À chaque fois qu’ils coupent un arbre, ils en replantent quatre, dans le respect de la biodiversité. Ils procèdent uniquement par coupes d’éclaircie (jamais de coupe à blanc) et ils ne coupent jamais un arbre pour faire du papier. Ils coupent pour la menuiserie ou la charpenterie, et ce sont les copeaux récupérés qui servent à fabriquer le papier que nous utilisons.
C’est une bonne chose, car ce fournisseur principal représente 65 % du prix d’une enveloppe. Mais cela ne dit rien encore de la manière dont Pocheco transforme ce papier.
Depuis trente ans que je préside Pocheco avec mes 75 collègues, pour nos clients (banques, compagnies d’assurance, grandes administrations), notre travail a été de tout changer.
Dans un monde fluctuant, il faut s’adapter, et donc nous avons tout transformé selon trois critères.
Premier critère : protéger la santé et les conditions de travail.
C’est fondamental, et ce n’est pas seulement l’affaire du CSE, c’est l’affaire de tous.Nous avons donc changé toutes les encres, tout le matériel, toutes nos pratiques. Nous avons aussi modifié l’énergie utilisée : plus de gaz, plus de pétrole.
Deuxième critère : restaurer et rénover notre site industriel.
Aujourd’hui, c’est un site zéro déchet, autosuffisant en ressources hydriques industrielles.Nous récupérons l’eau de pluie sur nos toitures végétalisées, que nous réutilisons ensuite. Les encres, autrefois toxiques et à base de solvants, ont été remplacées par des encres à base d’eau, de pigments naturels et sans métaux lourds.
Troisième critère : rester compétitifs.
Il faut qu’on soit toujours dans la course, pas les derniers, pour continuer à gagner des parts de marché. Et c’est là qu’on a découvert ce qu’on appelle l’écolonomie : il est plus économique de travailler de façon écologique. Dans un marché en déclin face au numérique, il a fallu se réinventer, et ça, ça a été pour nous un véritable moteur, presque une énergie du désespoir.
PL : Je sais que vous travaillez avec Olivier Hamant, et que vous avez adopté la robustesse depuis un moment. Quelle est, pour toi, ta définition personnelle de la robustesse en entreprise ?
ED : Cela fait trente ans qu’on fait de la robustesse sans le savoir ! Les mots d’Olivier Hamant sont importants : on travaille beaucoup avec lui, en direct, depuis maintenant plus de cinq ans. Mais cela fait longtemps qu’on met ces principes en pratique !
Je dirais, pour aller à l’essentiel, que les méthodes conventionnelles de gestion des entreprises doivent être profondément remises en question, à la lumière des rapports du GIEC ou de l’IPBES. Et c’est ce qu’on fait chez nous : on montre qu’il faut interroger nos habitudes, notamment la logique du court terme.
Pour répondre aux trois critères dont je parlais (préservation de la santé humaine, protection du milieu naturel, et maintien dans la compétition), nous n’avons rien trouvé de mieux que l’autofinancement de notre développement.
Nous réinvestissons tout ce que nous gagnons dans l’entreprise. Et pour garantir l’équité, nous avons instauré des écarts de salaires de 1 à 3 : 1 pour le SMIC, 3 pour le salaire le plus élevé. Et cela dure depuis trente ans.
PL : Rodolphe, on peut dire que tu as un métier considéré comme traditionnel. Pourtant, tu as réussi à le réinventer d’une manière beaucoup plus écologique et engagée. Peux-tu nous parler de cette démarche et de pourquoi tu as créé Land Monkeys ?
Rodolphe Landemaine : Quand on découvre tous ces sujets, on rêverait d'une matrice simplificatrice qui nous permettrait de résoudre tous ces problèmes d'un coup de baguette magique. En fait, nous sommes tous en train d'essayer des choses qui soient compatibles. C'est un peu comme l'huile et l'eau : on essaie de réconcilier le monde des affaires avec le monde associatif et philanthropique.
J'appartiens à une industrie qui est prépondérante dans les sujets qu'on évoque : l'effondrement de la biodiversité, les transitions, les pratiques agro-écologiques. Ces enjeux concernent directement mon métier.
Je suis rentré il y a une dizaine d'années sur ces grands enjeux par le prisme de l'assiette, plus précisément par l'éthique animale, puisque j'ai adopté un régime végétalien. C'est d'abord la morale et l'éthique vis-à-vis de la condition des animaux d'élevage qui m'a fait prendre conscience des grands enjeux et m'a amené à ces grandes questions d'impact sur la biosphère.
Je ne sais pas si c'est un malheur ou un bonheur d'appartenir à cette industrie, mais je me suis senti le devoir de répondre à cette responsabilité : me transformer moi en tant qu'individu et transformer mes organisations à but lucratif.
J'ai toujours pour habitude de dire qu'il faut d'abord se transformer soi-même. Quand on pose la question "qui veut changer ?", tout le monde lève le doigt. Mais quand on demande "qui veut se changer ?", il n'y a plus personne. Il faut donc profondément prendre conscience des grands enjeux et se transformer soi-même. Ensuite, il s'agit de voir comment transformer ses modèles et faire naître des projets en lien avec ce à quoi on croit.
Nous avons commencé par travailler sur le sous-jacent, c'est-à-dire faire naître des projets en lien avec une transition alimentaire plus végétale, pour les raisons qu'on vient d'évoquer.
Quand nous avons commencé à mettre des initiatives au sein de Maison Landemaine et que ça a bien marché, nous avons pris confiance en nous et avons voulu aller plus loin. Nous avons imaginé des modèles plus en rupture. C'est comme ça qu'est né Land&Monkeys.
Finalement, tant qu'à transformer nos modèles, nous nous sommes dit : pourquoi ne pas aller plus loin ? Nous avons alors construit Land&Monkeys autour de la RSE.
J'ai toujours pour habitude de dire qu'on se transmet des outils qui fonctionnent. C'est comme une grande boîte à outils dans laquelle on partage les choses qui semblent fonctionner.
Voici ce que nous avons fait :
Entreprise à mission : nous avons décidé que l'entreprise serait une entreprise à mission
Fonds de dotation : j'ai cédé et légué une partie de la holding à un fonds de dotation que nous avons créé. Nous sommes donc fondation actionnaire, ce qui signifie qu'on fléchit une partie de la création de valeur vers la philanthropie
Triple comptabilité : nous l'avons adoptée, même si nous avons du mal à la mettre en place. Ce n'est pas si simple de mesurer l'entreprise par des métriques extra-financières et de ne pas la regarder uniquement par son résultat financier
Nous avons mis tout ça en place et nous nous sommes dit : on va bien voir si ça fonctionne, parce que sur le papier, ça semble idyllique.
Nous avons ouvert le premier établissement, ça a bien marché, et nous sommes passés d'une entreprise d'un collaborateur à 250 collaborateurs.
Ce qui nous réjouit, et c'est peut-être la question centrale des sujets qu'on évoque collectivement, c'est de travailler sur la raison d'être de l'entreprise.
Quand on regarde l'entreprise au 19ème siècle, elle n'avait de raison d'être que si elle apportait une réponse sociétale. Aujourd'hui, elle devrait apporter une réponse soit sociétale, soit environnementale.
Peut-être que nous nous sommes trop focalisés à regarder l'entreprise comme uniquement une organisation humaine à but lucratif. Mais ne pourrait-elle pas être, au lieu d'être ce qu'elle est aujourd'hui, une sorte de prédateur sur les écosystèmes, un outil qui nous permettrait de régénérer les écosystèmes ?
Nous travaillons beaucoup aujourd'hui sur cette question : qu'est-ce que cette entreprise du 21ème siècle ? Nous tendons vers une entreprise régénérative: soit une entreprise dans laquelle les externalités positives sont supérieures aux externalités négatives.
Nous ne nous contentons pas d'être durables. Finalement, nous essayons à notre niveau de régénérer, de participer à régénérer les écosystèmes en fléchissant une partie de la valeur vers des modèles philanthropiques et associatifs.
PL : On connaît toutes et tous Emmaüs, notamment les boutiques physiques. Par contre, on connait moins Label Emmaüs en ligne. Peux-tu nous expliquer ce que c’est ?
Maud Sarda : Label Emmaüs c'est un e-shop militant. Pour faire simple, c'est vraiment le prolongement en ligne du fameux bric-à-brac Emmaüs que vous connaissez.
Il y a 2,5 millions de produits, tous uniques évidemment puisque c'est de la seconde main issue des dons des particuliers. On retrouve vraiment tous les univers : des livres, de la déco, de la mode, mais aussi des smartphones reconditionnés sous garantie, des ordinateurs... C'est vraiment très complet. C'est une marketplace dans son fonctionnement.
On a pas mal entendu parler de certaines marketplaces qui ont défrayé la chronique récemment. Label Emmaüs existe depuis neuf ans et, depuis le début, se veut être une alternative radicale à ces plateformes numériques.
Il y a neuf ans, quand nous avons créé notre plateforme, les "grands méchants" face auxquels nous voulions créer une alternative n'étaient pas Shein ou Temu, ça n'existait pas encore.
Dans ce paysage-là, il n'y avait pas de proposition de consommation responsable comme peut l'être un magasin Emmaüs dans le monde physique. Et pas que responsable : également vraiment solidaire.
Derrière chaque fiche produit, il y a vraiment une personne en insertion, un compagnon ou une compagne Emmaüs qui va avoir pris le temps de : sélectionner les produits, les valoriser, les réparer, les photographier, les décrire dans un back-office informatique etc.
C'est vraiment beaucoup de métiers, le e-commerce. Et justement, tous ces métiers permettent à des personnes assez éloignées de l'emploi (nous avons crée une formation inclusive avec Label École) de se former à des compétences transférables dans plein d'univers. Nous formons des personnes qui n'ont pas fait d'études (niveau bac maximum), sont très motivées, ont beaucoup d'appétence pour le numérique, sont très débrouillardes.
PL : Quand on pense marketplace, on pense souvent à des entreprises peu vertueuses. Pourquoi avoir fait le parti de sortir de l’associatif et du local pour aller vendre en ligne ?
MS : Je pense avoir répondu à cette question il y a 10 ans en portant ce projet de Label Emmaüs, qui n'a pas été simple à faire émerger dans un monde aussi engagé dans le physique qu'Emmaüs.
Pour rappel, Emmaüs c'est 550 points de dépôt et de vente partout en France. C'est un maillage du territoire très important. C'est vraiment le lien social, la rencontre humaine qui est fondamentale dans le modèle Emmaüs.
Le projet n'a pas été forcément bien accueilli au début. C'est comme tout projet de conduite du changement : il y avait quelques ambassadeurs, précurseurs, pionniers qui portaient très fort ce projet avec moi, mais c'était plutôt une minorité. Puis une majorité silencieuse, et aussi une minorité très opposée.
Cette opposition nous accusait de :
Détruire le travail des compagnons
Faire fermer les points de vente physiques
Bref, un peu tout ce qu'on peut entendre sur le digital dans d'autres univers. Rien de très nouveau.
Ce que j'ai tenu comme propos pour essayer de convaincre, c'est qu'on n'avait pas le choix.
On ne fait pas du e-commerce pour faire du e-commerce. Nous sommes en train de créer une alternative radicale à des modèles qui sont à l'extrême inverse, qui représentent vraiment l'accaparement des richesses poussé à son maximum. Ce sont des pratiques commerciales pitoyables, de la concurrence déloyale. Je pense qu'aujourd'hui avec Shein, on a le maximum de ce qu'on peut imaginer comme pratique désastreuse.
Mais le e-commerce de façon assez large compte beaucoup d'acteurs qui font n'importe quoi. Shein, c'est souvent l'arbre qui cache la forêt.
Il me semblait vraiment essentiel qu'Emmaüs, qui incarne cette alternative dans le monde physique depuis 70 ans, le fasse aussi en ligne et montre que c'est possible de faire du e-commerce et de satisfaire des clients avec des pratiques aux antipodes.
De plus, nous devons aussi nous adapter, adapter nos moyens et nos outils pour remplir notre mission première qui est :
D'accompagner des personnes vers l'emploi
De réduire les déchets
De réemployer au maximum
PL : Emmanuel, concrètement, comment peux-t-on amener la transformation dans nos organisations ?
ED : Je veux commencer par préciser que je n'ai de leçon à donner à personne. Je pratique avec 75 collègues depuis 30 ans et nous avons trouvé, en effet, des réponses aux questions que tu poses.
Je crois que la base, c'est une éthique de la qualité de l'information structurante pour l'entreprise. D'abord, il faut avoir des données fiables.
Pour moi, les rapports scientifiques doivent être constitutifs de notre feuille de route industrielle. C'est le premier point.
Ensuite, nous parlons autour de nous. Notre bureau d'études accompagne à peu près 500 entreprises dans leur transition écologique. Nous n'accompagnons pas les gens de force : ce sont les gens dans l'équipe qui choisissent d'être engagés.
Nous distinguons trois catégories :
Les engagés
Ils sont déjà engagés à titre personnel
Ils ne comprennent pas pourquoi, quand ils poussent la porte de l'entreprise, il y a des résistances
Ils ne comprennent pas pourquoi ils sont obligés de se départir de leurs engagements personnels
Les indécis
Ceux qui ne savent pas encore exactement où ils en sont
Les enragés (5-10%)
Ceux qui ne veulent pas en entendre parler
Nous les laissons tranquilles, car nous ne sommes personne pour aller les chercher
Les 500 clients que nous accompagnons avec le bureau d'études sont tous dans des activités très différentes. Il n'y a pas 500 fabricants d'enveloppes : il y a des gens qui font de tout.
Ce qui fait la différence, c'est l'engagement de l'équipe à l'intérieur de l'entreprise.
C'est pour ça que nous commençons par travailler sur la santé au travail. Du coup, nous allons mieux protéger le milieu naturel. Nous recréons du lien pour arrêter de faire de l'entreprise qui serait hors sol.
PL : Peux-tu nous en dire un peu plus sur la diversification de Pocheco ?
ED : Nous nous sommes donné une mission centrale à partir de laquelle nous pouvons réfléchir à des diversifications : entreprendre sans détruire, produire sans laisser de trace toxique pour renouer avec le vivant.
À partir de là, nous savons aussi que fabriquer des enveloppes ne va pas nous rendre milliardaires. Peut-être que ça nous portera encore 10 ans, mais peut-être pas 20 ans.
Nous avons une responsabilité vis-à-vis des collègues qui sont, à l'heure où on se parle, dans l'atelier en train de fabriquer des enveloppes :
Nous faisons presque 1 milliard d'enveloppes par an
Nous avons contribué à replanter plus de 3 millions d'arbres par nos pratiques
Mais dans le fond, ça peut s'arrêter.
Tout l'enjeu, c'est : qu'est-ce qu'on fait ? Comment se forme-t-on à des métiers qui vont nous permettre de continuer d'avoir du travail ? Parce que nous voulons du travail, mais nous ne voulons pas détruire la santé humaine et le milieu naturel.
Tout notre programme consiste à partir de l'existant et à écouter à la fois :
Ce que mes collègues disent
Ce que nos clients demandent
Comme nous ne passerons pas à l'échelle tout seuls, nous allons rester environ 75 collaborateurs sur trois hectares et ça va très bien comme ça. Par contre, nous pouvons inspirer.
Nous recevons 5 000 visiteurs par an ici. D'ailleurs, je vous invite tous, quand vous passez dans le Nord, à prendre rendez-vous avec mes collègues sur le site internet de Pocheco et à venir visiter. Nous recevons beaucoup de monde !
Cela permet aux autres de s'inspirer et surtout de trouver quelques clés, parce que nous sommes juste un démonstrateur qui fonctionne.
PL : Rodolphe, on pourrait se dire : "Ok, du végétal, super. Mais est-ce que les gens vont l'acheter ? Qui va l'acheter ? Est-ce que ça va être réservé à une minorité ?"
Surtout quand on a l'impression d'entendre beaucoup parler de backlash écologique.
Comment avez-vous fait pour communiquer et faire connaître Land&Monkeys ?
RL : Dans cette société remplie d'injonctions avec un certain côté moralisateur, notamment tout ce qui est lié à l'écologie, nous avons vraiment décidé de ne pas partir sur ces sujets-là, mais d'être ce que nous étions et ce que nous sommes quand on est boulanger : juste faire plaisir aux gens et se focaliser sur l'aspect gustatif. C'est pour ça que nous avons créé Land&Monkeys de cette façon.
Montrer du doigt l'injonction et venir de façon très moralisatrice dire aux gens la façon dont ils devraient se comporter, manger ou vivre, ça ne fonctionne pas.
Les défis sont toujours les mêmes : comment arrive-t-on à passer de l'intellectuel à l'émotionnel ? C'est-à-dire, comment, quand on est dans une entreprise et qu'on a pris conscience de ces sujets, arrive-t-on à aller voir les parties prenantes qui dirigent l'entreprise et à essayer ensemble de faire bifurquer la trajectoire de l'entreprise ? C'est peut-être là que ça se joue.
J'imagine que dans notre auditoire ou parmi les gens qui se posent des questions, il y a toujours ce sujet : "Je suis à un poste dans ma boîte, j'ai pris conscience de plein de choses, j'en parle à ma direction, ils s'en foutent."
La façon dont nous nous y sommes pris, c'est ce que je voulais partager aujourd'hui : d'abord bien comprendre le problème.
Je m'y suis pris d'une façon assez simple : j'ai fait intervenir dans mon entreprise des profils très divers et variés pour que cette prise de conscience ne se fasse pas de façon pyramidale, du boss qui viendrait tel un inquisiteur expliquer aux gens les grandes problématiques et pourquoi on devrait aller dans cette direction.
Nous avons fait intervenir plein de gens qui venaient éduquer les cadres à travers des ateliers et conférences.
Puis nous avons créé des équipes, des modules ensemble qui réfléchissent sur la façon dont on peut faire bifurquer la boîte.
Une chose qui fonctionne bien, c'est la stratégie des petits pas. Au lieu de penser tout le temps radicalité, ne serait-ce qu'à la fin de l'année, si on a fait un chèque à une association et qu'avant on ne le faisait pas, c'est déjà un premier pas dans le domaine associatif et philanthropique.
Il ne faut pas être en rupture trop tôt, mais amener les transformations. On ne peut pas se relâcher quand même parce qu'il y a de grands enjeux, mais il faut évoluer vers ces grands sujets.
Ce que je me suis rendu compte, c'est que si la direction n'a pas à cœur de vouloir faire ces grandes transformations, il ne se passe rien. Il faut que ça vienne quand même d'en haut.
Comme on l'expliquait tout à l'heure, ce qu'on a initié dans la boîte, c'est de remettre la raison d'être et le cœur de ce qui nous anime au centre de l'entreprise. C'est peut-être ça la clé. Si nous avons décidé de créer de la valeur, nous allons nous focaliser là-dessus.
Je me souviens d'une petite analogie que j'avais vue : une carte de l'après-guerre montrant la façon dont on avait pensé l'agriculture à un siècle. C'est marrant parce que c'est exactement ce que c'est devenu : des grandes plaines sans arbres. Ça avait été dessiné dans les années 50.
Ce que je veux dire par là, c'est que si collectivement on dessine une matrice, une carte de ce que pourrait être une entreprise à 10, 20, 50 ans dans le futur, on pourrait tout à fait envisager – et ça, c'est l'histoire des récits qu'on se partage – que l'entreprise favorise et soit un moteur dans tous ces sujets de transition.
Nous, en l'occurrence, nous avons placé le vivant, parce que ce sont les sujets qui passent sous les radars et qui sont les plus apocalyptiques.
Il faut se les répéter des dizaines de fois pour comprendre ce qu'on est en train de vivre.
Du coup, notre modèle, notre organisation à but lucratif, tend à moins peser sur la biosphère et à participer via la création de valeur à régénérer les écosystèmes.
Une fois qu'on a mis ça au cœur du dispositif, ça donne du sens :
On n'a pas de problème à trouver des gens motivés pour nous rejoindre
On prouve qu'on est capable d'être performant malgré tout ce qu'on fait
Sur le papier, on pourrait penser qu'on serait moins performant, qu'on ne serait pas capable d'être en compétition avec les autres, comme l'a expliqué Emmanuel tout à l'heure. Mais non, on montre qu'en fait, malgré tout ça, on est capable de croître, de créer de la valeur. C'est juste qu'on rééquilibre les choses un peu différemment.
En résumé, plusieurs leviers :
Prise de conscience des cadres par différents canaux
Jouer sur les récits et les émotions plutôt que sur la rationalité pure
Nous, c'est ce qu'on fait en emmenant les gens sur le site du Costil en Normandie, sur les 200 hectares qu'on rend sauvages depuis maintenant une dizaine d'années. C'est d'amener les gens sur site et de faire que la problématique descende un petit peu de la tête au cœur.
C'est peut-être là aussi que se jouent tous les grands enjeux. Ça fait un peu utopique comme ça, mais c'est comme ça que nous, on l'articule en tout cas.
PL : Maud, vous évoluez sur un marché dominé par des géants. Pour vous différencier et construire un modèle économique viable, vous misez sur une approche en écosystème.
Peux-tu nous expliquer comment vous vous positionnez concrètement à travers : Le plaidoyer et l'influence des normes du secteur, Les alliances stratégiques avec d'autres acteurs (notamment les Licoornes), La gouvernance participative et l'implication citoyenne.
En somme : comment réussissez-vous à vous faire une place tout en redéfinissant les règles du jeu , que ce soit en termes de financement ou de collaboration ?
Je pense que l'écosystème se crée parce qu'à un moment donné, le modèle est cohérent, il est aligné, il va parler aux gens.
Nous, c'est justement dans la radicalité qu'on a trouvé notre place.
Mais ce n'est peut-être pas la même radicalité dont parles Rodolphe. J'entends vraiment la radicalité d'un modèle structurellement dans la racine même. Quand tu veux proposer une alternative cohérente, crédible, légitime à des plateformes numériques, des géants du e-commerce, tu ne peux pas trop faire les choses à moitié.
C'est justement parce que la radicalité est totale qu'on va vraiment montrer à quel point le modèle qu'on dénonce est insensé dans ses pratiques et dans ce qu'on laisse faire, dans l'absence totale de réglementation. Je pense que c'est assez clair aujourd'hui avec l'exemple de Shein.
Malgré les annonces comme quoi il y avait une suspension de Shein, ça n'est pas arrivé et ça n'arrivera pas puisqu'il n'y a pas de loi qui permet ça aujourd'hui. C'est bien pour ça qu'on se bat pour obtenir a minima la loi anti-fast fashion.
Cette radicalité totale, comment s'incarne-t-elle ? En gros, nous sommes une coopérative dont 100% des bénéfices sont réinvestis dans les réserves impartageables de l'entreprise.
Il faut savoir qu'une coopérative de type SCOP (Société Coopérative et Participative), que beaucoup de gens connaissent (Duralex a rendu le modèle encore plus connu) c'est 15% minimum.
Ce sont les salariés qui sont sociétaires (c'est le mot pour actionnaires dans les coopératives), uniquement les salariés. Le minimum de 15% doit être investi dans les réserves impartageables de l'entreprise. Le reste peut être versé en dividende, il y a donc de la rémunération du capital, mais ce sont uniquement les salariés qui le détiennent.
Label Emmaüs est une Société Coopérative d'Intérêt Collectif (SCIC). C'est-à-dire que nous intégrons dans notre gouvernance toutes les parties prenantes de l'activité : les salariés évidemment, des fournisseurs, des partenaires, des clients.
C'est un peu toute la chaîne de valeur de notre activité qu'on va intégrer dans la gouvernance.
Concrètement, nous avons 200 structures de l'économie sociale et solidaire qui vendent des produits sur la marketplace.
Pour vendre, il faut prendre des parts du capital de Label Emmaüs. De fait, quand on vend sur Label Emmaüs, on peut aussi décider de l'orientation de la marketplace.
Ça, c'est une radicalité totale par rapport à un Amazon par exemple, qui va évidemment décider du jour au lendemain de monter ses commissions, de pressuriser les vendeurs comme ils le souhaitent.
Les clients également, puisqu'en quelques clics sur le site de Label Emmaüs, on peut prendre des parts du capital : 20 € la part sociale. C'est assez symbolique, mais on peut en prendre autant qu'on veut. De toute façon, ça ne nous donnera pas plus de pouvoir : c'est aussi ça la gouvernance coopérative Une personne = une voix, quelle que soit sa détention du capital.
Il n'y a rien qui est laissé au hasard. Dans notre gouvernance :
On choisit d'aller jusqu'à 100% dans les réserves impartageables
On met des écarts de salaire assez restrictifs
Et beaucoup d'autres choses comme ça
Puis après, ce sont des pratiques commerciales pour vraiment proposer aux clients autre chose. Par exemple :
Pas de livraison express : on est livré en 3-4-5 jours et les gens sont très contents
Nous avons moins de 3% de remboursement sur le site, donc vraiment très très faible en termes de rétractations et de demandes de remboursement
On voit très bien qu'on peut décorréler la satisfaction d'un client de la science-fiction que nous raconte le e-commerce chaque jour : livraison toujours plus rapide par je ne sais quel robot, drone, etc.
Ce n'est pas vrai. Les gens ne sont pas plus satisfaits avec ça. C'est juste qu'on leur vend tout le temps plus de besoins dont ils n'ont pas besoin.
C'est aussi dans cet écosystème de la gouvernance que cette gouvernance coopérative nous permet... On a 2 500 sociétaires aujourd'hui. C'est peu par rapport à d'autres coopératives :
Enercoop, qui fait partie des licornes, à 60 000 sociétaires
La Nef en a 40 000
Nous, ce n'est pas tant que ça. Mais c'est intéressant parce qu'en assemblée générale, on a aussi bien des clients que des gens qui vendent que des salariés, et tout ce petit monde débat fort. C'est vraiment riche. Ce ne sont pas des chambres d'enregistrement, nos assemblées générales. On décide des orientations ensemble.
Ça rend le modèle très très résistant parce que quand les temps sont durs, on peut se retourner vers toutes les parties prenantes. En toute transparence, ils ont toutes les informations, ils ont tous les chiffres.
Ensemble, s'il faut augmenter les commissions que paient les vendeurs, ils comprennent pourquoi, on le décide ensemble, etc. Donc c'est une vraie force, cet écosystème.
PL : Pour moi, c'est un exemple parfait de robustesse stratégique : vous ne cherchez pas une croissance ultra-rapide à tout prix, mais vous construisez une capacité collective de résilience et d'adaptation.
Concrètement, quand des changements surviennent, vous savez vous parler et vous réaligner rapidement à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Je trouve cette approche particulièrement pertinente.
Et même si tu évoques une forme de radicalité dans votre modèle, je pense que ces dynamiques peuvent exister dans beaucoup d'entreprises traditionnelles – à travers les CSE, les parties prenantes internes, et d'autres acteurs déjà en place.
Oui, tout à fait.
Cette radicalité, je ne demande pas aux entreprises de l’adopter. J’estime que, nous, à Label Emmaüs, on a un rôle particulier à jouer.
Notre rôle, ce n’est pas de faire du e-commerce de façon simplement responsable pour prouver qu’on peut aussi être rentable, ce n’est pas ça, notre mission.
Notre rôle, c’est d’incarner une alternative 100 % radicalement différente à Amazon, à Shein, à tout ce modèle-là.
De montrer que c’est possible : qu’on peut faire du e-commerce autrement, qu’on peut satisfaire des clients autrement, et ainsi élargir le spectre du possible entre Shein et nous.
Après, c’est aux e-commerçants de se situer quelque part dans ce spectre, de placer le curseur où ils le souhaitent.
Nous, on montre simplement jusqu’où on peut aller. Donc, c’est vraiment une démarche qui vise à ouvrir le champ des possibles, et non à dire qu’il n’y a qu’une seule manière d’être vertueux.
PL : Rodolphe, votre clientèle se compose-t-elle uniquement d'écologistes convaincus ? Ou au contraire, votre communication et votre offre dépassent-elles ce seul positionnement environnemental ?
RL: Alors oui, c’est hyper performant, et franchement, on n’y avait pas du tout pensé de cette façon-là. Donc ça, c’est un peu la cerise sur le gâteau.
Par contre, ce sur quoi j’avais travaillé il y a une dizaine d’années, c’est l’explosion des coûts de production des protéines animales, et donc, forcément, l’inflation de tout ce qui y est lié. En réalité, c’est simplement le juste prix, le prix normal de la protéine animale, qui a toujours été, dans l’histoire de l’humanité, quelque chose de festif, et non un produit de consommation courante comme aujourd’hui, depuis l’après-Seconde Guerre mondiale.
Pour revenir à ta deuxième question : non, ce n’est pas du tout notre approche. Comme je te le disais tout à l’heure, on n’est pas dans l’injonction ni dans le moralisme. On se contente de faire de bons produits. Si c’est bon, les gens viennent chez nous, et on est contents avec ça.
Ce qu’on souhaite, c’est faire prendre conscience aux consommateurs de tout ce qui est initié au sein de l’entreprise, mais on reste à notre place : celle d’un artisan qui veut avant tout faire plaisir aux gens.
Derrière, il y a une fondation actionnaire, une vingtaine d’associations soutenues pour environ un demi-million d’euros, et des terres rachetées pour être préservées ou régénérées.
Mais est-ce qu’on veut mettre tout ça au cœur de l’expérience de quelqu’un qui vient consommer chez nous ? Pas forcément.
Toute la subtilité de ces marques un peu polymorphes, un peu protéiformes, c’est justement de faire passer un message fort de manière subtile, tout en restant fidèles à leur raison d’être.
Quand on demande à des consommateurs pourquoi ils achètent Patagonia, je ne suis pas sûr qu’ils sachent répondre précisément à ce que fait l’entreprise derrière.Et pourtant, beaucoup en ont une image vertueuse.
C’est un peu la même chose pour nous : une partie de l’argent dépensé chez nous sert à réhabiliter, régénérer, restaurer les écosystèmes et à soutenir le monde associatif.
Mais avant tout, ce doivent être de bons produits, avec lesquels les gens se font plaisir, sans avoir l’impression d’être culpabilisés à chaque fois qu’ils consomment chez nous.
On essaie donc toujours de garder cette subtilité dans le message qu’on veut faire passer à nos clients.
C’est parfois contre-intuitif, parce qu’on pourrait croire que plus on est responsable, plus il faut en faire un argument central de communication.
Mais non : il faut d’abord bien faire son métier, en prenant acte et en tenant compte de toutes les problématiques contemporaines et des grands enjeux du XXIe siècle, et en les intégrant pleinement à son activité.
PL : Quel serait votre dernier conseil ?
RL : Un conseil qui fonctionne bien, parce qu’on le met concrètement en pratique dans l’entreprise, c’est de rapprocher le monde associatif du monde de l’entreprise.
Chaque fois qu’on soutient des associations, on essaie de créer un lien direct entre l’association bénéficiaire et l’entreprise donatrice, notamment à travers le programme 1 % pour la planète. Cela crée beaucoup de liens, cela donne du sens :
L’association voit concrètement les personnes qui travaillent pour lui reverser une partie de la création de valeur.
Et inversement, le monde « corporate » voit où va une partie de cette valeur créée.
Deuxième conseil : organiser des comités de direction dans des lieux réensauvagés, reconnectés au vivant. Sortir des salons feutrés, et revenir, avec nos équipes, dans des espaces où l’on peut ressentir le vivant, ce qu’on est collectivement en train de perdre.
ED : Pour rebondir sur ce que dit Rodolphe, nous, on est à Forêt-sur-Marque, à dix kilomètres de Lille, dans un corridor de biodiversité où plus de 200 espèces de plantes ont été répertoriées.
On y travaille tous les jours, et ce n’est pas juste pour les comités de direction !
Mais justement, venez faire vos comités chez nous : on a une salle qu’on a appelée Le Fol Espoir, que l’on loue aux entreprises qui viennent s’inspirer sur place.
Donc mon conseil, c’est : venez nous voir, et surtout, bon courage dans vos travaux de transition !
MS : Je dirais : penser à hybrider au maximum les modèles.
L’entrepreneuriat est tout à fait possible pour une association ou une coopérative.
Et inversement, si on est entrepreneur, on peut très bien entreprendre sous forme coopérative ou associative.
Regardez : il y a des entreprises qui créent des fonds de dotation, qui reversent une partie de leurs bénéfices à des associations, etc.
La philanthropie appartient aussi au monde économique, et l’entrepreneuriat appartient également au monde associatif et coopératif.
Peu importe finalement la forme juridique, tant qu’il y a des piliers clairs d’engagement écologique et social.
Faire de l’insertion, de l’inclusion, ce n’est pas que le rôle des associations : les entreprises doivent aussi recruter de façon plus inclusive, sinon on n’y arrivera pas.
Il faut remettre de la justice sociale dans nos modèles économiques.
Et cela passe aussi par une vraie responsabilité sociétale :
limitation des écarts de salaires,
redistribution des richesses,
constitution de réserves pour assurer la pérennité des modèles.
Tout cela, ce n’est pas que l’affaire des coopératives ou des associations : c’est l’affaire de tous.
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