Le monde change, on n'y comprend rien ? Avec Julien Devaureix
- Fiona Kornalewski

- 2 juil.
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 sept.
Julien Devaureix est prospectiviste, conférencier, auteur du livre Le monde change, et on n'y comprend rien ! et créateur du podcast Sismique.
À travers ses différents formats, il aide les individus et les organisations à mieux comprendre les grandes mutations du monde.
Cet article est une retranscription synthétisée de l’interview de Julien Devaureix guidée par Pierre-Alix Lloret-Bavai, sur la robustesse en entreprise, le mercredi 25 juin 2025.
Pierre-Alix Lloret Bavai : On parle beaucoup de polycrise, d'instabilité, d'incertitude. Quels mots mets-tu sur les changements à l'œuvre dans le monde ?
Julien Devaureix : Ça dépend de ce que l’on va regarder. Effectivement, on voit qu'il y a pas mal de changements qui sont à l'œuvre et qui s'accélèrent. On n'est pas face à une crise isolée, on est face à un ce qu'on va appeler une polycrise (ou un enchevêtrement de crises) qui s'auto-alimente : climat, énergie, technologie, géopolitique etc.
Ce qui change vraiment, qui nous fait parler de crise systémique, c'est aussi la vitesse. On a le sentiment que l’histoire s’accélère et que les cycles se raccourcissent. Nos institutions peinent à suivre, car elles ont été conçues pour traiter des problèmes isolés, et non pour gérer des systèmes complexes et interconnectés. De plus, nous avons tendance à raisonner en termes de temps et de progrès linéaires, alors que les dynamiques auxquelles nous faisons face aujourd’hui sont exponentielles.
Ce qui nous surprend, c’est que ces secousses viennent de partout en même temps : en géopolitique, par exemple, où tout s’accélère — Trump qui part, qu’on croit écarté, puis qui revient dans le jeu politique ; des événements qui se précipitent. Et ce phénomène touche bien d’autres domaines.
On pourrait appeler ça un certain chaos, mais c’est à la fois la conséquence de dynamiques profondes et, en partie, un chaos organisé. Aujourd’hui, créer de la confusion est devenu une stratégie politique. On théorise même ce procédé : c’est ce qu’a fait Steve Bannon avec sa stratégie du flood the zone — inonder l’espace public d’informations, de déclarations, d’événements, de crises, pour saturer l’attention collective, désorienter les citoyens et empêcher toute prise de recul. Dans ce brouhaha constant, on fabrique un climat de crise permanente, réelle ou perçue, qui appelle ensuite des réponses simplistes ou autoritaires, portées par des figures dites « fortes ».
Ce qui est troublant, c’est qu’à titre individuel, dans notre quotidien — notamment en France ou dans d’autres pays développés — on peut avoir l’impression que les choses restent relativement stables. Pas de crise économique majeure, le chômage reste bas, on peut toujours retirer de l’argent à la banque, et même si les étés deviennent plus chauds, cela reste pour beaucoup supportable. Évidemment, ce n’est pas le cas partout : en Ukraine, à Gaza, en Iran, au Yémen ou ailleurs, l’instabilité est permanente et brutale.
On vit donc un décalage entre des dynamiques globales qui s’emballent à l’échelle de la planète — que ce soit le climat, la géopolitique ou les crises sociales — et une stabilité locale ou personnelle qui masque en partie cette accélération. À l’échelle d’une vie humaine, le changement paraît encore lent, mais quand on regarde les cycles historiques ou environnementaux, les évolutions sont extrêmement rapides.
Cette incertitude devient d’ailleurs de plus en plus visible pour ceux qui travaillent dans la finance, la logistique ou l’économie, où il devient difficile de faire des prévisions fiables à trois ou quatre ans, là où tout était autrefois relativement prévisible dans un monde perçu comme stable.
En réalité, on entre dans ce qu’on pourrait appeler l’ère de l’incertitude. Car ce sont aussi nos certitudes collectives — celles sur lesquelles reposent nos sociétés modernes — qui commencent à s’éroder. Pas encore à s’effondrer, mais à se fissurer : notre rapport à la nature, à la technologie, au progrès, à la stabilité géopolitique, à nos valeurs communes… Or toute société repose sur un ensemble de certitudes partagées, souvent arbitraires, mais indispensables pour s’entendre sur ce qui constitue la réalité, le bien, le mal et les règles du vivre-ensemble. C’est ce socle qui, aujourd’hui, se fissure un peu partout.
PL : Tu avais au départ un prisme très porté sur l’écologie. Quelle place donnes-tu à ce sujet aujourd’hui ? Quels liens entre l’incertitude générale et le sujet de la crise écologique ? Est-ce pour toi la priorité dans les problèmes ?
JD : C'est toujours compliqué de hiérarchiser car tout dépend sur quel territoire tu te positionnes, et sur quelle échelle de temps. C'est sûr que si tu es si tu es sur un territoire en guerre, la problématique écologique c'est pas ta priorité, et à juste titre.
La particularité de de la crise écologique - et c'est pour ça que ça continue d'être un sujet de préoccupation majeure - c'est que contrairement à d'autres sujets, il n’y a pas de point de retour.
Si on a une régression sur les droits de l'homme, les droits des femmes, sur la démocratie: ça peut être extrêmement grave. Mais ce sont des sujets sur lesquels on peut se dire qu”il est toujours possible de reconstruire quelque chose, même si ça doit prendre 10 ans, 20 ans ou plus. Il peut y avoir l’espoir d’un nouveau cycle qui s’ouvre et qui permette de construire quelque chose d’autre.
Avec la crise écologique, on a mis en branle des dynamiques qui se jouent sur plusieurs siècles, voire plusieurs milliers d'années. Quand on perd une espèce, on a perdu. Donc c'est c'est ça qui rend la chose différente : elle a un impact sur le très long terme. Ça justifie aussi le fait que certaines personnes soient extrêmement alarmistes parce qu’elles se disent “il n’y a pas de deuxième chance”. La crise écologique n’est pas une crise parmi d'autres parce que c'est la toile de fond.
Quand une personne comme Donella Meadows nous parle de système, elle nous invite à regarder au-delà des événements ou des données isolées pour voir les structures, les boucles de rétroaction, les flux, les liens qu'il y a entre les sujets, les délais, les règles invisibles qui façonnent nos réalités. Ce qu'on vit aujourd'hui, c'est la rétroaction d'un système global qui est celui de la civilisation industrielle.
On a mis en place un système, on l'a fait fonctionner d'une certaine manière : ça a donné le système économique actuel qui est le capitalisme. Mais il s’est construit en surexploitant les ressources naturelles comme si elles étaient infinies, ça a créé une raréfaction des ressources, de la pollution etc.
Et quand on perturbe une boucle, (par exemple le cycle du carbone, de l’eau, ou de l’azote) on déclenche des cascades de dérèglement dans les systèmes humains.
Cela a des conséquences sur l'économie, sur la santé, sur la géopolitique. Et on pourrait dire en fait que le comportement d'un système est déterminé par ses structures. Or notre structure actuelle est extractive, elle est linéaire dans sa manière de faire des prévisions et elle est court -termiste.
Et donc on a des boucles de rétroaction qui se mettent en place qu'on a du mal à percevoir. On a les boucles de réaction négatives qui sont celles qui s'affaiblissent et puis on a les boucles de rétroaction positives qui s'emballent. Donc on coupe une forêt, ça fait moins d'absorption de CO2, ça crée contribue au réchauffement climatique, ça crée des sécheresse, ça amoindrit les forêts etc.
Et tout cela se traduit aussi dans les sociétés. L’instabilité écologique donne des migrations forcées, ça fait pression sur les villes et puis sur certains pays. Ça crée des tensions sociales, ça crée la polarisation politique etc.
Ça a permis la croissance, mais ça a aussi rigidifié le système puisqu' on est devenu dépendants des flux énergétiques centralisés et concentrés. C'est extrêmement difficile de substituer sans réorganiser toute la structure.
Nous avons cette toile de fond, ce que j'appelle le terrain de jeu dans mon livre, qui est cette stabilité du monde physique non humain, que nous sommes en train de complètement déstabiliser et dont nous commençons à voir les conséquences. Et tout ceci crée plein d'autres mouvements.
PL: Je trouve ça très intéressant car nous avons trop tendance à voir les sujets en silo. Ce que tu amènes c’est qu’il faut avoir en tête le côté systémique tout en ayant en tête que la crise écologique est la toile de fond. J’aimerais que l’on creuse sur l’impact de l’instabilité et de l’incertitude sur la société. Il y a beaucoup de gens qui disent qu' ils sont plus stressés qu'avant, qui radicalisent parfois même leur discours. Comment fais-tu le lien entre l'incertitude et la binarisation, la polarisation ?
JD : Tout ce changement fracture nos repères et fracture nos identités puisqu'on est passé à la société du débat. Ou plutôt à une société du clash, puisque le débat est censé faire fonctionner la démocratie.
La complexité, ça nourrit la peur. Et la peur, ça nourrit la division. On vit dans un monde où les anciennes catégories sont complètement en train d'exploser. La gauche, la droite, le local, le global : tout ça, ça ne suffit plus à à lire le réel.
Il y a une grande complexité pour comprendre aussi cette binarisation et aussi la montée des des figures de brutalité. Je dirais que c'est fondamentalement d'abord une perte de repère.
Face à l’incertitude, on peut avoir plusieurs réactions :
Soit on fait “l’autruche” : on refuse de voir les choses. On ne veut plus parler des choses : c’est ce qui peut expliquer le backlash écologique
Soit en se braquant, en se raccrochant à de vieilles certitudes. On cherche alors à justifier rationnellement des idées du passé, en se disant : « C’était mieux avant, il faut revenir aux valeurs religieuses, aux valeurs nationales simplistes ». On s’enferme dans cette nostalgie rassurante.
Soit on se tourne vers un leader fort qui prétend détenir des réponses simples à des situations complexes. Un discours qui affirme : « C’est très simple : il suffit d’être brutal, de dire que nous avons raison, que nous sommes les gentils et qu’ils sont les méchants »
Soit, on peut essayer de regarder les choses en face, mais ça fait peur parce qu'il faut accepter la complexité, le fait qu'on a pas toutes les réponses, le dialogue.
Ce n’est pas quelque chose qu’on va faire naturellement car notre fonctionnement cognitif tend à nous faire rester dans nos bulles, à nous faire simplifier les choses. On n'aime pas la complexité, on n'aime pas le changement, on n'aime pas devoir remettre en question certaines de nos certitudes.
Il y a d’abord quelque chose qui relève de notre nature, et puis quelque chose qui vient renforcer ce phénomène : c’est le fait qu’avec la structure technologique et informationnelle actuelle, il est devenu extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’y échapper.
L’économie de l'information et de l'attention font que nous avons toutes et tous un smartphone dans la poche. C'est aujourd'hui comme cela que nous passons la plupart de notre temps à consommer de l'information ou de l'entertainment.
De ce fait, ces systèmes sont omniprésents dans nos vies, dans nos structures, dans notre capacité à avoir de l'information, et donc dont la manière dont nos opinions se forment.
L'information qui nous arrive est évidemment faite pour capter un maximum de notre attention et on sait que pour capter notre attention, il faut nous dire des choses qui nous font plaisir ou qui nous choquent.
Certaines personnes le font de manière tout à fait consciente, et elles ont tout intérêt à nous faire rester dans nos bulles, à binariser la société, à maintenir le flou. Et pour nous, c’est très compliqué de lutter contre ça.
On est pris structurellement dans cette binarisation sociale à laquelle il est extrêmement dur d'échapper. Ça demande beaucoup d'efforts d'aller trouver de l'information hors de champs habituels. Ça demande de l’effort d'aller écouter des gens avec qui on n'est pas d'accord, surtout que les gens ont tendance à refuser le débat.
PL : J’aimerais entendre ton point de vue sur les entreprises. Tu as parlé des enjeux économiques. Tu as parlé de la binarisation et sur la capacité à tomber d’accord. Est-ce que tu as l'impression que les entreprises, les dirigeants d'entreprise sont ont pris conscience, on va dire, des changements qui sont à l'œuvre, font les bons changements par rapport à cette instabilité générale ou pas ?
JD : C'est difficile de parler au générique, je ne connais pas tous les dirigeants d'entreprise : tout peut varier. Mais la première étape, c'est effectivement la prise de conscience et d'avoir un niveau de compréhension suffisant de ce qui se joue avec cette complexité.
Ce qui est très compliqué pour un dirigeant d'entreprise, c’est qu’il a peu de temps pour faire ça: parce qu'on doit piloter tout un tas de choses, parce qu'on a une boîte à faire tourner. Ces personnes-là ont extrêmement peu de temps pour aller dans la complexité, pour lire des rapports, pour comprendre les liens entre tous les sujets.
C'est aussi pour ça que je crée ce contenu : j'essaie de synthétiser ces sujets, mais le fait est qu'on est sur des sujets qui n'ont pas de réponse extrêmement simple. On se retrouve encore dans la problématique du temps d’attention.
Deuxièmement, il y a les biais dont j’ai parlé : même lorsqu’on comprend la complexité des enjeux, on se heurte rapidement à des questions auxquelles il n’existe pas de réponse simple. Et comme il faut malgré tout faire tourner l’entreprise, avec des impératifs de court terme, on a tendance à mettre ces sujets de côté en se disant : « OK, tant que ce n’est pas urgent, j’ai un quotidien à gérer et des résultats à livrer dans trois mois. ». Ces questions-là, on les repousse à plus tard, d’autant qu’en réalité, personne n’a vraiment de réponse claire pour le moment.
Par ailleurs, il existait — notamment sur les sujets écologiques — une certaine pression sociale qui permettait au moins de mettre ces enjeux sur la table. Certains membres des conseils d’administration ou des instances dirigeantes prenaient le temps de s’y pencher et venaient interpeller ceux qui, faute de disponibilité, n’avaient pas encore eu l’occasion de s’y intéresser.
On constate aussi qu’il y a aujourd’hui un certain backlash, qui à mon avis arrange beaucoup de monde. En gros, le discours ambiant devient : « C’est bon, on n’a plus de pression sociale sur ces questions écologiques. Arrêtez de nous embêter avec ça, ce n’est pas la priorité du moment. » Du coup, on écarte ces sujets et, au fond, beaucoup sont soulagés de pouvoir le faire.
Par ailleurs, l’entreprise n’est pas structurée, dans ses règles du jeu actuelles, pour progresser efficacement sur ces sujets. Le cadre économique reste largement calé sur les logiques du passé. Beaucoup d’entreprises n’ont pas encore intégré les risques systémiques dans leur stratégie et découvrent progressivement à quel point elles dépendent de ressources, de chaînes logistiques et de technologies qu’elles ne maîtrisent plus vraiment.
C’est d’ailleurs l’un des enseignements de la crise du Covid : cette prise de conscience de la fragilité de nos systèmes complexes et de la mondialisation. Je pense que c’est par là que le changement viendra, par les risques. Quand les entreprises réaliseront que leur capacité à fonctionner est réellement menacée, alors le discours évoluera.
Mais pour l’instant, il reste extrêmement difficile de penser le long terme dans un modèle économique structuré pour le court terme. Les entreprises doivent produire des résultats immédiats, maintenir des emplois et répondre aux attentes des actionnaires. Il est donc très compliqué d’expliquer qu’il faudrait réduire la profitabilité de quelques points aujourd’hui pour anticiper les 10 ou 20 prochaines années, notamment sur le climat.
Le système économique reste prioritairement axé sur la rentabilité à court terme. Les seules structures qui parviennent à raisonner sur des horizons plus longs sont souvent les entreprises familiales. Celles-ci peuvent se permettre de se demander : « Que dois-je préserver ou sacrifier maintenant pour que l’entreprise soit plus solide dans 15 ans ? » Parce qu’au fond, elles sont seules décisionnaires et peuvent se projeter sans subir la pression immédiate des marchés.
C’est donc structurellement difficile pour les autres entreprises. Mais cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’agir, ou du moins de tenter de faire mieux.
PL : Je serais curieux d'avoir ton point de vue sur l'époque actuelle que d'aucun voit très anxiogène, très sombre. Te dis-tu que nous sommes condamnés ou vois-tu dans l’incertitude des opportunités de mieux faire ?
JD : Il faut différencier l'émotion de l'action et de ce qu'on peut faire concrètement. Je crois que c'est Nietzsche qui disait “ce n’est pas l'incertitude qui rend fou, c'est la certitude”.
Il s'agit finalement, en tant qu’individu, d’accepter que l’incertitude fait partie de la vie. Le monde a toujours été profondément incertain, même s’il fonctionne avec des règles. Simplement, pour vivre et avancer, on se construit des certitudes — qui, en réalité, sont souvent très fragiles.
Nous sommes nés dans un monde anormalement stable, en tout cas en Occident, et nous avons connu une époque où les repères semblaient fixes. Mais aujourd’hui, on assiste à un retour à la normale : davantage d'incertitudes, de ruptures et de chaos. Nous sommes dans une période de transition où un certain nombre de nos repères sont en train de s’effondrer, sans qu’ils aient encore été remplacés par d’autres.
Ce contexte demande aussi de l’adaptation émotionnelle : accepter que c’est ainsi, que c’est ce que la majorité des sociétés humaines ont toujours connu, et qu’il faut continuer à avancer malgré cela. Il faut apprendre à rester résilient psychologiquement, à ne pas s’effondrer lorsque ce qu’on pensait acquis cesse de fonctionner.
Cela implique aussi d’anticiper certains chocs que l’on sait inévitables — qu’il s’agisse du climat, des ressources ou d’autres bouleversements — et d’éviter de se voiler la face. Car c’est cette lucidité qui permet de se préparer, de s’ajuster et de continuer à agir, même dans l’incertitude.
Donc il y a quand même pas mal de choses en termes d'action pour nous satisfaire parce qu'on a besoin d'agir au bout d'un moment. Une fois qu'on a réfléchi, on a besoin d'agir.
Il y a donc beaucoup de choses à mettre en place, à la fois sur le plan éthique et sur le plan stratégique. D’un côté, il s’agit de se positionner sur ce à quoi on veut contribuer ou s’opposer : lutter pour certaines causes, contre certaines dérives. De l’autre, de manière plus pragmatique, il faut identifier ce qu’on peut anticiper et agir en conséquence — que ce soit pour sa communauté, pour son entreprise, sa famille, son territoire ou pour son environnement direct.
La grande difficulté qu’ont toutes les personnes qui se penchent sur ces sujets, c'est l'échelle. On peut se dire "Quelle que soit la chose que je puisse faire à mon petit niveau, ça pèse rien par rapport à aux enjeux. Et donc à quoi ça sert pour moi d'arrêter de manger de la viande ou de moins prendre l'avion ?”
Tant que la société dans son ensemble ne bouge pas, que notre entourage ou notre entreprise ne changent pas au même rythme, on se retrouve parfois seul à insister sur ces sujets, à agacer un peu les autres. Et comme nous sommes des êtres mimétiques, il est compliqué de persévérer seul, sans écho autour de soi.
Il y a malgré tout deux approches. D’abord, il y a des choses qu’on peut choisir de faire sans attendre de résultat immédiat ou global. Par exemple, décider de réduire son empreinte carbone, même si cela peut sembler insignifiant à l’échelle du problème.
L’important, c’est que cela corresponde à ce qu’on veut être. C’est une question de boussole intérieure, de valeurs, de cohérence personnelle. Quand tout devient incertain, cette colonne vertébrale éthique nous reste et continue de nous orienter.
Ensuite, il y a le collectif : se regrouper avec d’autres personnes qui partagent cette envie, cette vision, même si le résultat est incertain. Parce qu’au fond, il ne s’agit pas seulement de ce qu’on accomplit, mais aussi de ce qu’on choisit de vivre et de défendre ensemble.
On touche ici à des dimensions philosophiques et morales, des notions qui ont largement disparu du débat public et qui mériteraient peut-être de redevenir centrales dans nos sociétés.
Ensuite, il y a des choses concrètes sur lesquelles on peut agir à une échelle plus locale. On peut se dire : « Je ne maîtrise pas ce que décidera Trump demain, ni ce qui se passe à l’autre bout du monde, mais il y a plein de choses que je peux faire ici, sur mon territoire. » Des actions auprès de son entourage, de sa famille, de ses enfants, dans ses choix d’investissement ou de consommation. Et sur ces sujets-là, on peut avoir un impact réel et visible là où l’on vit.
On voit bien que selon les élus locaux qu’on choisit, selon la manière dont on s’investit dans son quartier, dans la gestion d’un espace naturel ou d’une plage voisine, les choses peuvent réellement changer. Il existe plein de domaines où il devient satisfaisant d’agir concrètement, sans se laisser écraser par cette fatigue liée à la sensation d’inévitabilité, cette lassitude qu’éprouvent parfois les personnes engagées quand elles se heurtent à la marche du monde qu’elles ne maîtrisent pas.
Et pour finir, sur ce que tu évoques autour du militantisme et des tensions internes entre intégrité, efficacité, radicalité, réformisme… je n’ai pas de conseil unique à donner. Mais s’il y a une chose essentielle, c’est d’essayer de comprendre ce qui nous anime personnellement : quel est notre moteur ? Pourquoi on s’engage ? Et dans quelle dynamique on risque d’être entraîné.
Parce qu’au fond, chacun agit selon sa propre motivation et pense souvent être du bon côté. Certains défendent la radicalité en disant que c’est la seule voie efficace. D’autres, à l’inverse, affirment qu’il faut travailler de l’intérieur du système, en considérant qu’il est illusoire de croire qu’on pourra s’en affranchir totalement.
Toutes ces postures traduisent finalement des manières différentes de vouloir vivre, d’incarner ses valeurs et de choisir dans quel cadre on souhaite agir. Prendre le temps de clarifier cela pour soi, c’est sans doute ce qui permet de tenir dans la durée et d’être en paix avec sa manière de contribuer.
Toutes les postures vont avoir une forme d'utilité et de toute manière, ce n’est ni toi ni moi qui décidons de la posture que telle ou telle personne doit adopter. Il s’agit plus de poser la question : “qu’est-ce que j’ai envie de vivre ? Est-ce que je peux me permettre de sortir du système ? Est-ce que je peux faire quelque chose dans mon entreprise ? Dois-je être plus radical ? Quelles vont-être les conséquences de mes choix ?”
La théorie des champs de Bourdieu m’a paru intéressante. Pour Bourdieu, un champ c'est un espace social qu'on va dire relativement autonome avec ses propres règles du jeu, avec ses propres enjeux, avec ses propres acteurs, avec ses différentes formes de pouvoir. Par exemple, il y a le champ politique où on lutte pour le pouvoir d'État.Il y a le champ artistique où on va lutter pour la reconnaissance esthétique, le champ économique, le chant scientifique, le champ religieux etc.
Et chaque champ va fonctionner comme un microcosme avec ses propres valeurs, c'est-à-dire ce qui compte, ses hiérarchies et ses luttes internes. Ceci vaut aussi pour le militantisme.
Dans chaque champ social, on trouve des acteurs : des individus, des institutions, des partis politiques… Chacun cherche à augmenter son capital, qu’il soit spécifique à ce champ ou plus général. On distingue plusieurs types de capitaux :
Le capital économique : l’argent, les ressources matérielles, les biens.
Le capital culturel : les diplômes, les savoirs, les compétences.
Le capital social : les relations, le réseau, le statut, la reconnaissance sociale.
Le capital symbolique : le prestige, l’honneur, la légitimité perçue.
Au sein de chaque champ, il existe des luttes permanentes entre ceux qui dominent et souhaitent conserver leur position, et ceux qui cherchent à remettre en question l’ordre établi. Pierre Bourdieu appelle cela une structure de position. Ces luttes peuvent soit produire du changement, soit reconduire l’ordre en place.
Pourquoi est-ce important ? Parce que cela permet de comprendre plusieurs choses essentielles :
Pourquoi certains discours ou pratiques sont, à un moment donné, jugés légitimes ou illégitimes, et d’autres non. Pourquoi dit-on parfois de quelqu’un qu’il est "trop excessif" ou au contraire "dans la norme" ?Comment les inégalités se reproduisent de manière souvent invisible, à travers les règles propres à chaque champ ?
Pourquoi nous ne jouons pas tous avec les mêmes cartes, même dans des contextes supposés égaux, comme un débat démocratique ou un espace public partagé ?
Comprendre cela, c’est se donner les moyens de se situer, d’être plus tolérant, et de mieux dialoguer. On comprend alors qu’une personne agit d’une certaine manière parce qu’elle se positionne ainsi dans un champ donné. La question devient : que fait-on avec cela ? Comment entre-t-on en dialogue malgré ces différences de position et de capital ?
Enfin, le conseil que je donnerais, c’est celui-ci : savoir ce que l’on veut vivre et accepter que l’autre ne parte pas du même point, n’ait pas la même lecture des règles, ni les mêmes contraintes. Dans un monde qui change rapidement, où nos repères traditionnels explosent — où les institutions et les cadres de pensée comme le clivage gauche-droite sont dépassés, où les pouvoirs sont éclatés — il devient crucial de maintenir le dialogue et la capacité d’écoute.
Il faut accepter que nous n’avons peut-être pas tout compris, que même si l’on pense avoir raison, cela vaut la peine d’écouter l’autre et d’observer ce qui peut émerger de cette confrontation. Aujourd’hui, dans une société française de plus en plus fragmentée, le véritable enjeu est de préserver le lien social et la possibilité de se parler.
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