top of page

La robustesse appliquée à l'entreprise avec Olivier Hamant

  • Photo du rédacteur: Fiona Kornalewski
    Fiona Kornalewski
  • 2 juin
  • 17 min de lecture

Olivier Hamant est un chercheur français en biologie et biophysique, qui s’appuie sur ses travaux pour promouvoir un modèle de société inspiré du vivant, fondé sur la recherche de la robustesse plutôt que sur la quête de performance.


Il a récemment sorti le livre L'Entreprise Robuste, Pour une alternative à la performance aux éditions Odile Jacob avec Olivier Charbonnier et Sandra Enlart. 


Cet article est une retranscription synthétisée de l’interview d’Olivier Hamant guidée par Pierre-Alix Lloret-Bavai, sur la robustesse en entreprise, le lundi 25 mai 2025. 




Pierre-Alix Lloret-Bavai : Quel a été ton parcours et quels ont été tes sujets de recherche ? Quelle a été la première intuition qui t’a donné envie de passer de la biologie à des approches beaucoup plus sociétales, voire à intervenir dans les entreprises ?


Olivier Hamant : Je suis biologiste et j’ai toujours eu envie de travailler sur les plantes. En m’intéressant à la biologie, la question de la viabilité m’a vite interpellé : comment un organisme parvient-il à rester vivant et stable dans un environnement en perpétuel changement ? Par exemple, comment une plante produit-elle des fleurs identiques malgré le vent, les variations de salinité et d’autres perturbations ? C’est en menant des recherches en équipe que je me suis tourné vers la notion de robustesse


Au fil de nos travaux, nous avons mis en évidence des lois naturelles qui montrent qu’il faut accepter d’être parfois un peu moins performant pour devenir plus robuste. C’est cet équilibre qui m’intéresse. J’ai eu envie de partager ces réflexions en dehors du laboratoire, grâce à des rencontres avec des artistes et des acteurs du développement durable. Ces échanges m’ont fait comprendre l’urgence de diffuser cette idée de compromis entre performance et robustesse, car persister dans une logique purement performative pourrait nous mener droit dans le mur.


PL : Dans ton livre L’Entreprise Robuste (co-écrit avec Olivier Charbonnier et Sandra Henlard), tu évoques l’analogie entre le vivant et l’entreprise. Quels liens peut-on établir entre ces deux mondes ?


OH : Il y a des liens intéressants à faire entre le vivant et l’entreprise, mais il faut rester vigilant pour ne pas pousser l’analogie trop loin. Les humains ne sont ni des fourmis ni des abeilles : nous avons des jeux de pouvoir, l’écriture, des récits, ça change tout.


Cela dit, je pense qu’il y a une vraie pertinence à rapprocher biologie et entreprise, car une entreprise fonctionne de manière organique. Elle traverse des fluctuations, doit encaisser des chocs et s’ajuster pour rester viable — exactement comme les organismes vivants. Dans l’évolution, ceux qui survivent sont ceux capables de traverser les aléas et de s’adapter.


Le contexte joue un rôle clé. Dans un environnement stable, on peut être performant et très spécialisé, mais on devient fragile si cet équilibre disparaît. Dans un milieu instable, en revanche, ce sont ceux qui coopèrent, investissent dans la robustesse et cherchent des alliances qui s’en sortent le mieux. C’est cette logique que je retrouve aussi dans le fonctionnement des organisations, et qui, à long terme, s’avère plus durable.


PL : Tu parles du concept de polycrise : qu’est-ce qu’on met derrière ce terme, et quelle réalité ça recouvre concrètement ?


OH : Nous sommes entrés dans un monde beaucoup plus fluctuant. C’est ce qu’on appelle la polycrise : un contexte imprévisible où des événements aberrants et inattendus se multiplient. Pour prendre un exemple concret, en France, la fréquence des événements climatiques extrêmes a été multipliée par 4,5 depuis 2000. Ce n’est plus une hypothèse ou un scénario futuriste, c’est devenu notre réalité quotidienne.


Ces fluctuations sont en grande partie liées à nos propres choix et à cette obsession de la performance. En cherchant toujours à optimiser, on a fini par fragiliser. Nos systèmes sociaux, économiques et écologiques deviennent trop tendus, trop spécialisés, trop dépendants d’un seul mode de fonctionnement.


C’est un peu comme si on avait appliqué partout le modèle de la monoculture : très performant en conditions idéales, mais extrêmement vulnérable à la moindre perturbation.

Il suffit d’un virus, d’une crise ou d’un événement imprévu pour que tout s’effondre. Et c’est précisément ce qu’on vit aujourd’hui. On s’est enfermés dans ce modèle de performance à tout prix, et c’est ce qui alimente la polycrise. On arrive à un point où, paradoxalement, vouloir encore plus de performance devient contre-productif. 



Interconnexion de crises schéma
L’interconnexion des crises, World Economic Forum 

PL : Est-ce qu’on est simplement en train de traverser une parenthèse historique, où tout semble s’accélérer et se tendre ? Ou est-ce qu’on assiste à quelque chose de plus profond, de plus durable — un vrai changement de paradigme ? 


OH : La situation est l’aboutissement logique de cette culture de la performance. J’aime rappeler qu’il y a une équation simple derrière ça : la performance, c’est l’efficacité — atteindre un objectif — combinée à l’efficience — le faire avec un minimum de moyens. 

Le problème, c’est qu’on oublie que cette performance est toujours relative. On est plus ou moins performant que quelqu’un d’autre, et cette comparaison permanente crée de la compétition. Et dans toute compétition, ce sont les plus violents qui finissent par l’emporter.


Parfois, cette violence est justifiée, comme celle d’un pompier qui entre dans un incendie. Mais elle est encadrée, temporaire et suivie d’une récupération. Aujourd’hui, on est tombé dans une culture de la violence permanente : envers les femmes, les précaires, les écosystèmes. C’est ça, à mes yeux, le vrai problème. On touche à la limite de ce système où la performance est devenue une fin en soi.


Quand je regarde les projets dits ultra-performants  (aller sur Mars, se cryogéniser, construire des villes dans le désert) je me dis que ce ne sont pas des projets de vie, mais des projets de mort. C’est le signe qu’à force de pousser cette logique, on finit par se couper du vivant.

Oui, les fluctuations écologiques et sociales vont durer des siècles. Mais c’est à nous d’apprendre à vivre avec, de composer, de nous adapter collectivement. Plus vite on bascule vers une culture de la robustesse et de la coopération, plus on évitera des tensions sociales majeures.


PL : Qu’est-ce qui, concrètement, menace les entreprises aujourd’hui ? Et pourquoi peut-on dire qu’elles sont désormais inadaptées face à ce qui arrive ?


OH : La robustesse, c’est réussir à maintenir un système stable et viable malgré les fluctuations. Or, très souvent, les entreprises se concentrent uniquement sur la stabilité interne face aux variations, autrement dit sur la gestion des risques.


Résultat, on voit des entreprises qui sont solides en interne, avec de bonnes politiques sociales ou culturelles, mais qui ne contribuent pas à la viabilité du territoire dans lequel elles s’inscrivent. Et une entreprise très robuste en interne, si elle ne soutient pas son environnement, sera tôt ou tard vulnérable à la prochaine fluctuation.


J’aime prendre l’image d’une maison ultra-robuste, autonome en énergie, parfaitement équipée. Si cette maison se retrouve dans une région ravagée par une méga-inondation, elle ne sera plus habitable. Sa robustesse seule ne suffira pas.


PL : Est-ce que tu as des exemples ou des tendances récentes qui t’ont particulièrement marqué ? Et en corollaire, est-ce que toutes les entreprises ou tous les secteurs sont concernés ? 


OH : Pour moi, tous les secteurs sont concernés, car on vit dans un monde synchrone, marqué par la polycrise. Ça veut dire que tout le monde subit les fluctuations, directement ou indirectement. Même si une entreprise semble robuste, ses salariés peuvent être touchés parce qu’ils évoluent dans des environnements fragilisés. Personne n’est vraiment à l’abri.


En guise d’exemple, l’entreprise Pocheco, à Lille, spécialisée dans les enveloppes — un marché en déclin de 6 % par an — aurait dû disparaître. Pourtant, elle tient, grâce à une approche de robustesse élargie au territoire : dépollution par des plantes locales, politiques sociales et culturelles fortes. C’est cette robustesse plurielle qui fait leur pérennité.


Un autre exemple que j’aime citer, c’est Oé, un vigneron lyonnais qui conjugue agroécologie, bouteilles consignées et logistique repensée pour soutenir à la fois son activité, la société et l’environnement.




Consigne de bouteilles Oé
La consigne des bouteilles de vin Oé


PL : Alors, peut-on vraiment définir ce qu’est une entreprise robuste ? 


OH : À mes yeux, aucune ne l’est totalement — tout comme aucun être vivant. Il existe toujours des limites et des impasses évolutives. Mais ce qui est clair, c’est qu’en misant uniquement sur la performance, on a sacrifié une partie de notre robustesse. 


Je résume souvent la robustesse ainsi : c’est la capacité à maintenir un système stable et viable malgré les fluctuations. J’aime l’image de l’arbre dans le vent, qui reste debout et traverse les saisons. C’est cette capacité à encaisser sur le long terme qui compte, et c’est là que tout se joue aujourd’hui.


PL : Concilier viabilité et pérennité, c’est souvent en entreprise un véritable choix : privilégier le court terme ou le long terme. La robustesse, telle que je la comprends, vise justement à réconcilier ces deux dimensions, ou du moins à ne plus les dissocier.


OH : Pour moi, quand on parle de robustesse, il y a toujours un risque de déséquilibre. Si on se focalise uniquement sur la stabilité, on fait de la gestion des risques à court terme, mais à la moindre fluctuation un peu plus forte, on peut être balayé. Et à l’inverse, si on ne pense qu’à la viabilité à long terme, on tombe dans des visions déconnectées, comme certains « long-termistes » californiens avec leurs projets d’aller sur Mars, qui servent parfois à justifier l’inaction face aux urgences d’aujourd’hui.


Pour moi, la robustesse, c’est vraiment cet équilibre entre stabilité et viabilité. On a besoin des deux : assurer à court terme la stabilité pour rester debout, et en même temps construire la robustesse du futur. En fait, je vois la stabilité comme la graine de la viabilité à venir. C’est cet aller-retour permanent qu’il faut cultiver.


PL : Tu évoques l’absence de définition absolue et le fait que nul ne peut se prétendre robuste à un moment donné. Avant d’aborder d’autres exemples concrets, pourrais-tu néanmoins nous présenter quelques principes de référence dont nous pourrions nous inspirer ?


OH : Pour moi, pour être vraiment robuste — ou du moins avisé dans cette robustesse — on peut s’inspirer des principes observés chez les êtres vivants ou les organisations solides. 

La diversité est essentielle, que ce soit dans les personnes avec leur polyvalence, ou dans les activités elles-mêmes. Par exemple, une entreprise ne doit pas seulement vendre un produit : elle peut aussi le réparer, proposer des ateliers, ou offrir des services complémentaires. Cette diversité d’activités est un atout majeur de robustesse.


Mais au-delà, quand on regarde la viabilité, je vois un lien fort avec le vivant. Une entreprise qui dégrade son territoire, directement ou indirectement, ne peut pas être viable — tôt ou tard, ce territoire la rattrapera. Il est donc crucial que l’entreprise contribue à la viabilité de son territoire, en harmonie avec le vivant.


C’est là que je trouve ça fascinant : une entreprise vraiment robuste est au service du vivant. Elle se diversifie, devient comme un arbre. Un arbre, c’est arborescent : en explorant, en expérimentant, il crée des branches, des feuilles, de la redondance, de l’hétérogénéité, des incohérences, des inachèvements… Tout cela raconte un chemin parcouru. La robustesse, c’est avant tout ce chemin.


On oublie parfois la destination, parce qu’on ne sait jamais vraiment ce qu’on va devenir. Une entreprise qui fabrique des enveloppes peut demain devenir un centre culturel, puis un centre de formation, puis autre chose encore. Pour moi, c’est ça la robustesse : l’objectif change sans cesse, on est toujours en chemin, en évolution.


PL : Tu opères souvent une distinction entre performance et robustesse, et tu l’as bien rappelé. Cela signifie-t-il que, si je suis une entreprise souhaitant devenir plus robuste, je dois nécessairement sacrifier mon compte de résultats, ma croissance, mes indicateurs financiers ou mes parts de marché ?


OH : Ce n’est pas une question de sacrifier la performance ou la rentabilité, mais plutôt de les reléguer au second plan. L’essentiel, c’est de privilégier d’abord la robustesse. Cela demande de bien comprendre ce qu’est vraiment la rentabilité. Pendant longtemps, j’ai vu qu’on associe trop souvent rentabilité et performance, comme si une entreprise plus performante était forcément plus rentable.


Or, ça ne marche que dans un monde stable, avec des ressources abondantes. Dans un monde fluctuant et en pénurie comme celui de la polycrise, la rentabilité dépend surtout de la robustesse. Souvent, les entreprises les plus performantes sont aussi les plus spécialisées, les moins adaptables, donc les plus fragiles — ce sont elles qui risquent de s’effondrer. Elles laissent alors la place aux entreprises robustes, capables de s’adapter.


Cela ne veut pas dire que les entreprises robustes n’ont pas de performance. Je prends l’exemple du pompier : il doit être ultra performant au moment de l’intervention, mais la majeure partie du temps, il s’entraîne, apprend, teste — c’est ça la robustesse. Une entreprise avisée cherche donc cet équilibre : la robustesse en priorité, tout en gardant une performance en second plan.


Concrètement, pour moi, ce qui doit primer, c’est la raison d’être de l’entreprise. Elle s’exprime en quelques grands principes — pas des chiffres, mais une feuille de route claire et adaptable localement. Les indicateurs de performance viennent après, en soutien, car la raison d’être éclaire et oriente les décisions en amont.


PL : Tu évoques l’importance de revenir au local, de privilégier la taille humaine et de s’inspirer du principe d’arborescence. À l’inverse, on présente fréquemment les grandes entreprises comme plus exposées aux risques, en raison de leur lourdeur et de leur complexité. Est-il possible pour une grande entreprise de devenir plus robuste, ou est-on condamné à rester vulnérable lorsqu’on atteint une certaine taille ?


OH : On passe clairement du « too big to fail » au « too big not to fail ». J’observe que les très grandes entreprises pyramidales, dans un monde fluctuant, finissent par tomber. Prenez l’exemple de Stellantis et Carlos Tavares, qui se qualifie lui-même de « psychopathe de la performance » : son obsession de la performance a en réalité fragilisé l’entreprise.


Alors, comment grandir quand la robustesse devient la priorité ? Pour moi, il ne faut pas rester petit toute sa vie, mais changer d’organisation. Je m’inspire du vivant, qui est un véritable manuel de robustesse.


Regardez la baleine : c’est un gros mammifère, mais elle est robuste parce qu’elle est faite de milliers de petites cellules autonomes et robustes, qui communiquent entre elles. Ce sont comme de petites équipes indépendantes, très solides et connectées. Cela forme une sorte de côte de maille, très résistante aux ruptures.


Dans un monde où la robustesse prime, on grandit sans devenir une grosse cellule unique. Contrairement au monde de la performance où on agrandit une petite cellule en une énorme, ce qui rend le système fragile, le modèle robuste est modulaire, un réseau d’équipes autonomes et connectées.


PL : J’aime beaucoup quand tu évoques le fait qu’il y a des phases où il faut être performant. Comme cet exemple du pompier, qui doit être au top de sa performance quand il est au feu, mais qui ensuite a besoin de phases de repos et de préparation. Comment, concrètement, est-ce qu’on peut mettre ça en place dans un modèle de gestion ? Comment une entreprise peut-elle organiser ces cycles de performance intense et ces phases de robustesse, de préparation, pour être durable ?


OH : Pour moi, c’est vraiment un point clé : il faut penser en antiphase. Quand tout va bien, j’investis dans la robustesse, et quand c’est la crise, j’active la performance. C’est vraiment le modèle du pompier — il s’entraîne, se prépare, reste robuste, et quand le feu arrive, il donne tout en performance.


Le problème, c’est qu’à l’époque de l’abondance pétrolière, on a surtout misé sur la performance, en délaissant la robustesse. On a épuisé nos ressources, dégradé nos environnements, et réduit notre capacité à encaisser les chocs. Maintenant qu’on est en polycrise, que fait-on ? On cherche encore plus de performance avec l’IA, les nouvelles technologies… C’est comme si on appuyait encore plus sur l’accélérateur alors que le brouillard se lève.


Pour moi, le vrai enjeu aujourd’hui, c’est de se reconnecter à son territoire, de revenir à la robustesse entre les crises. C’est là que je me rappelle du fameux dicton : “On répare son toit quand il fait beau.” C’est le moment d’investir dans la robustesse, pas seulement en théorie, mais comme principe de gestion, de management, et même dans l’organisation interne de l’entreprise.


PL :Tu as déjà mentionné plusieurs exemples d’entreprises robustes, mais un qui m’a vraiment marqué dans le livre, c’est celui des Jeans 1083. Ils incarnent vraiment cette idée de revenir au local, de revaloriser le patrimoine industriel. Peux-tu nous expliquer ce qu’ils font concrètement et en quoi cela contribue à leur robustesse ?


OH : Jeans 1083, c’est vraiment un exemple inspirant d’entreprise qui croit profondément au local — leur nom le dit tout : c’est la distance max qu’on peut parcourir en France. Ce qu’ils font, c’est se préparer à un monde qui change, où les frontières peuvent se refermer du jour au lendemain. Imaginez un instant : si la Chine décidait de fermer ses frontières, par exemple à cause d’un conflit avec Taïwan, toute la mondialisation ultra-rapide sur laquelle repose la fast fashion s’effondrerait. Dans ce nouveau monde, il faudra produire et surtout entretenir localement ce dont on a besoin. Les Jeans 1083 sont déjà prêts pour ça, et pour moi, c’est ça la vraie force, la robustesse.


Ce que j’admire aussi, c’est leur modèle économique qui remet à plat cette addiction à la surconsommation, à la course au prix toujours plus bas. Ils ne font jamais de soldes — un jean garde son prix juste et stable toute l’année. Ce prix, ce n’est pas juste un chiffre, c’est le vrai coût, celui qui respecte les gens et l’environnement. Ça peut sembler risqué, voire « sous-optimal » au premier abord, mais c’est une forme de robustesse honnête, qui respecte le consommateur. Quand j’achète un jean 1083, je ne prends pas juste un vêtement, je participe à construire une économie locale solide, je contribue à tisser des liens sociaux et écologiques


Et ce qui me touche particulièrement, c’est que beaucoup d’entreprises disent vouloir changer, mais qu’elles se sentent coincées dans leurs systèmes, dans leurs chaînes de valeur. Les Jeans 1083 prouvent que c’est possible de faire autrement, même quand tout semble complexe. Pour moi, c’est un message d’espoir : oui, on peut bâtir un modèle économique différent, plus robuste, plus juste, plus durable.



Jeans1083
Jeans 1083, des jeans fabriqués à moins de 1083km de chez nous

PL : Un autre exemple qui m’a beaucoup marqué, c’est la Louve. Là aussi, on retrouve ce lien fort au local, mais ce qui ressort aussi, c’est la manière dont l’entreprise travaille avec ses parties prenantes, de façon très différente par rapport à une entreprise classique.


OH : Absolument. Trop souvent, j’entends cette excuse : « Je ne peux pas faire autrement, mes clients, mes fournisseurs demandent toujours plus vite, toujours moins cher. » Mais pour moi, il n’y a qu’une vraie réponse : il faut oser désobéir. Désobéir au culte de la performance à tout prix. Parce que ces clients et fournisseurs qui poussent à la surpression créent en fait les vraies fragilités — accidents du travail, pollution, crises d’image. Ce sont eux les maillons faibles, ceux qui contaminent toute la chaîne.


Un exemple frappant, c’est Nexans, un gros acteur du CAC 40 dans le câblage, dirigé par Christopher Guérin. En 2018, ils ont pris une décision radicale : ils ont abandonné 13 000 de leurs 17 000 clients. Pourquoi ? Parce que certains clients étaient toxiques sur le plan social et écologique, ils fragilisaient l’entreprise. Pas besoin de R&D, juste du courage.


Et puis, il y a La Louve, un cas à part. Ils ne se sont pas contentés de mettre un peu de bio ici ou là, comme un simple vernis. Non, ils ont opéré une vraie transformation, ce qu’on appelle un changement de type 2. La Louve, c’est un supermarché participatif et coopératif, où les clients deviennent coopérateurs — ils s’engagent, donnent une demi-journée par mois pour tenir la caisse. Le lien humain change complètement.


Cette implication crée une fidélité naturelle, mais surtout elle calme les tensions qu’on voit partout ailleurs, dans les supermarchés classiques où la pression de la performance génère agressivité et incivilités. Ici, le client-coopérateur voit la caissière ou le caissier comme un(e) allié(e), un(e) pair, ce qui fait toute la différence.


Et ce modèle ne s’arrête pas là. Il se développe dans l’architecture, la santé, les EHPAD, les écoles… On assiste à l’émergence d’une nouvelle façon de faire, un vrai modèle de robustesse, profondément différent. Voilà ce que je crois : oser la désobéissance constructive, c’est la clé pour bâtir des entreprises et des sociétés vraiment solides et humaines.




La Louve
La Louve, supermarché coopératif et participatif

PL : En ce moment, ce n’est vraiment pas une période favorable aux transformations, notamment sur les enjeux écologiques et sociaux. On parle même de backlash : les budgets se resserrent, la société est sous tension, et toute tentative de changement devient plus délicate. J’ai donc une double question pour toi.


D’abord, pour qu’une entreprise devienne plus robuste, faut-il forcément passer par une révolution : tout changer du jour au lendemain, renverser des logiques, faire tomber des têtes ? Ou peut-on, au contraire, avancer par petits pas, de manière incrémentale, en suivant une trajectoire plus progressive vers la robustesse ?


Et à ce sujet, connais-tu des exemples d’entreprises qui ont su amorcer ce chemin vers plus de robustesse sans tout bouleverser d’un coup ? 


OH : Il y a un texte d’Alain Fustek, La stratégie du Y, qui capture parfaitement ce moment historique. On est à la croisée des chemins d’une civilisation millénaire, fondée sur le contrôle — contrôle de la nature, contrôle des choses. Aujourd’hui, ce contrôle nous échappe, la nature reprend ses droits, et il va falloir apprendre à vivre avec cette perte de maîtrise.


La stratégie du Y, c’est ça : être un peu schizophrène, garder un pied dans le monde ancien, celui de la performance et du contrôle, et un pied dans ce nouveau monde qui mise sur la robustesse. Ce pied dans la robustesse, ça peut commencer tout petit, un simple orteil. Ce n’est pas un projet pilote qu’on abandonne, mais une dynamique qu’on monte en puissance, en rajoutant peu à peu un pied, un genou, un corps entier. Sans oublier l’autre pied dans la performance, car changer brutalement, du jour au lendemain, c’est souvent dangereux. 


Et puis, ça peut être joyeux ! Ce n’est pas renoncer, c’est inventer un nouvel espace de créativité. Investir dans la robustesse, c’est élargir la capacité de viabilité de l’entreprise. C’est comme prendre un virage en voiture : on signale, on ralentit, puis on tourne.


Pour ça, il faut créer des temps d’échange, de réflexion collective — ateliers, brainstormings, pauses café informelles — qui forment une vraie communauté apprenante autour de la robustesse. Les ateliers que proposent 2tonnes sont justement dans cette optique. C’est là que la magie opère. Travailler la robustesse ensemble, ça réenchante le risque. Le risque fait peur aux organisations ultra-performantes, optimisées à l’extrême, qui cherchent à tout éliminer. À l’inverse, une organisation robuste accepte le risque, elle le valorise, elle bâtit son modèle économique dessus.




Atelier Convergences de 2tonnes
Notre atelier Convergences permet de comprendre d’assimiler la notion de robustesse 

Un exemple concret ? J’adore citer Neoloco, une boulangerie en Normandie avec un four solaire. Un modèle low-tech qui utilise une énergie fluctuante, le soleil, ce qui l’a obligé à repenser totalement son fonctionnement. Pas de baguettes tous les jours, mais du pain au levain qu’on conserve plusieurs jours. Ils ont construit leur robustesse sur cette fluctuation, et ça marche. Ils réinventent leur modèle économique tout en inspirant d’autres acteurs.

Au final, c’est une démarche progressive, collective, pleine de créativité, qui embarque tout le monde vers cette transformation vers la robustesse.



Boulangerie Neoloco
Neoloco, boulangerie et torréfaction solaire

PL :  Quelle place occupe le facteur humain dans une entreprise qui cherche à devenir plus robuste ? On parle souvent de transformation des modèles de production, des business models… mais au fond, ce sont les personnes qui font vivre ces changements.


Et j’aimerais te poser cette question en deux temps : comment convainc-t-on ces personnes, et surtout, comment les embarque-t-on collectivement sur des sujets aussi complexes — et parfois lourds — que la robustesse, les enjeux sociaux et environnementaux ?


OH : Le facteur humain, c’est vraiment la clé. À l’Institut Michel Serres, on parle de « santé commune ». Alors, comment rester robuste face aux aléas, à titre individuel ? C’est en fait assez simple : d’abord, prendre soin de sa propre santé, c’est la robustesse personnelle. Mais ce n’est pas suffisant. Pour durer malgré les crises, il faut aussi prendre soin des autres. C’est tout le tissu social qui assure notre sécurité et notre santé collective.


Il faut donc redonner du sens à certains mots, comme « sécurité », qui ont été complètement dévoyés, avec une approche sécuritaire qui, paradoxalement, nourrit plus d’insécurité, de violence et de divisions. Prendre soin du tissu social — en intégrant les dimensions culturelles et écologiques — c’est aussi prendre soin de soi.


Le facteur humain, c’est cette idée de santé commune, une sorte de santé collective qui nourrit la santé individuelle et humaine.


Pour convaincre, il faut comprendre que la crise que nous traversons n’est pas seulement géopolitique, sociale ou économique : c’est d’abord une crise culturelle. Nous sommes tous accros à la performance, et on croit que c’est un bien. Pourtant, cette addiction engendre un burn-out humain, visible, mais qui n’est que la partie émergée d’un burn-out plus global : écologique, social, même du droit international…


Une fois qu’on intègre cela, le premier enjeu est de questionner le vocabulaire que nous utilisons. Beaucoup de mots viennent d’un monde stable et abondant en ressources, centré sur la performance — des mots qui ne collent plus à la réalité du monde à venir.


Par exemple, prenons la rentabilité : on peut la repenser à l’envers. Ou l’innovation : dans un monde stable, c’est la compétition qui la stimule — la fameuse théorie de l’efficience X de Harvey Leibenstein. Mais dans un monde fluctuant, robuste, l’innovation naît de la coopération. On passe d’un modèle d’appels à projets concurrents à un appel aux communs.

Un bel exemple, c’est le projet des véhicules intermédiaires porté par l’ADEME et Gabriel Plassat. C’est un appel à commun où les entreprises partagent savoir-faire et innovations pour concevoir des véhicules entre le vélo et la voiture. Ce modèle est robuste, autant dans le produit que dans la démarche collaborative.


Pour aller plus loin sur la notion de robustesse

Pour creuser le sujet de la robustesse en entreprise, recevez le replay l’intégralité du webinaire en replay ainsi que le kit de ressources complémentaires en cliquant ici


Pour découvrir Convergences, l’atelier qui vous permet de comprendre et de viser la robustesse d’une entreprise, c’est ici.





 
 
 

Comments


Commenting on this post isn't available anymore. Contact the site owner for more info.
bottom of page